Il n’y a pas d’autres lieux sur cette planète
qui m’aient suscité autant
d’attraction et de dégoût en même temps.

Un sādhu.

Sadhu pas content.
Varanasi pue la mort et frémit de vie.
C’est un endroit en trop et de trop dans un voyage. Où tout est trop jusqu’à en donner la nausée.
Trop de tout ce qui repousse: C’est un cloaque. Choisir et peser ce mot, pour être sûr de l’utiliser à bon escient et être convaincu qu’il corresponde très exactement au ressenti, m’a pris cinq jours.

Les ghats de Varanasi.
On sort enfin de l’enfer d’un trafic de véhicules et de pousse-pousses, tellement saturé que plus rien n’avance, pour marcher ensuite vers les Ghats et retrouver un peu de calme loin du bruit pétaradant des tuk-tuks. Sur le parcours à pieds on se fraye un passage dans une foule dense comme un troupeau, ceux qui vivent et dorment sur le trottoir ou même blottis dans le caniveau, ces vâches tellement sacrées qu’elles se permettent d’aller deféquer partout, dans les plus étroites ruelles jusqu’au milieu des carrefours où elles finissent par s’allonger.
Oui, Varanasi (Bénarès) et le Gange sont des cloaques dans tous les sens du terme. Une ville repoussante, exécrable, un cauchemar d’une esthétique incroyable.
Pas celle des salons mais celle des caniveaux les plus abjectes. Mêmes les rats semblent avoir déserté ces lieux pour la campagne. L’esthétique de la désespérance humaine. Celle de la misère la plus extrême, celle de l’insupportable, celle de l’incompréhensible, celle de l’improbable.

Sur les ghats de Varanasi, au bord du Gange.
Comme la ville, le Gange est un déversoir sacré. Les cendres et les carcasses humaines et animales y sont déversées pendant que d’autres, juste à côté, à quelques mètres, y recueillent l’eau sacrée dans de petits bidons en plastique, la boivent, se lavent, lavent le linge des autres pour quelques roupies, se baignent ou baignent leurs vaches sacrées.
Oui, j’ai tourné la tête des dizaines de fois, j’ai pincé mes narines, retenu mon souffle, bien que parfois équipé d’un masque, pour ne pas respirer ce cocktail d’insalubrité, de microbes, de maladies, d’acreté des odeurs comme celle de l’urine que tout le monde déverse partout sans retenue, fermé les yeux parfois pour éviter de voir l’insoutenable ou de supporter l’irritation de la pollution extrême. Oui, Varanasi est l’instant de vérité suprême où l’on se voit comme dans un miroir, avec ses doutes et ses craintes qui remontent à la surface à travers la déchéance des autres, la maladie, l’extrême pauvreté, la vieillesse, la mort et la crémation.
C’est le spectacle permanent de ce que l’on ne veut pas voir, de ses tabous, de ce qui rebute. C’est une bousculade en soi, une interrogation existentielle sans fin et sans réponse.
C’est les crânes éclatés à la hache pour faciliter la crémation, les restes de carcasses humaines qui sont brisées à coup de bâton sur les bûchers pour accélérer la combustion, passer au cadavre suivant et économiser ainsi du bois, pendant que les vaches marchent sur les cendres encore chaudes pour grignoter les restes de couronnes mortuaires et de fleurs.

Pèlerin au bord du Gange.
Certains diront que c’est l’Inde dans toute sa splendeur. Que l’Inde est unique et incompréhensible et que c’est ce qui la rend attirante. Bien sûr. J’ai aussi dit et pensé ça un temps avant la saturation.
Pour moi les meilleurs souvenirs de Varanasi, c’est les moments providentiels de certaines photos, mais c’est aussi le moment ou j’ai quitté la ville, un jour plus tôt pour être sûr de ne pas manquer mon avion pour le vol hebdomadaire des pélerins bouddhistes vers Yangon au départ de Gaya.
Le troisième séjour et le dernier à Varanasi.

Le pèlerin handicapé au bord du Gange.
Je l’ai observé à distance pendant plus d’une quinzaine de minutes, s’approcher sur ses béquilles péniblement du bord du fleuve. Puis il s’est accroupi le plus près possible du bord, il a posé ses béquilles et a commencé à se passer un peu d’eau sur ses jambes malades. Ensuite il a sorti un petit miroir de son sac et s’est mis une pâte blanche sur les poignets et le visage. L’esthétique de la misère et de la désespérance humaine. Mais qu’est-il venu chercher dans l’eau du Gange ? Une démarche symbolique ou salvatrice ?

Le pèlerin handicapé du Gange.

Sadhù fou ?

Sâdhu « fake » uniquement là pour la photo.

Sâdhu « fake ».
Portraits de Varanasi.
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La fille rouge.
La vie sur les ghats.
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Mourir à Varanasi permet d’en finir avec le cycle des réincarnations et d’atteindre la moksha (l’équivalent du nirvana pour les bouddhistes). Les Indiens viennent donc mourir en masse à Varanasi.
Autour de ces lieux de crémations il a une foule de gens: Des familles des défunts, des curieux, des touristes, des porteurs de bois et ceux qui dirigent les crémations.
Le cortège qui porte le défunt arrive par les petites ruelles en amont puis se dirige vers le bord du fleuve. Pour le purifier, on y plonge le corps du défunt drapé d’un linceul coloré et recouvert de fleurs puis on le laisse sécher. On prépare ensuite le bûcher de 200 kilos à 250 roupies le kilo (3,5€), une véritable fortune pour de nombreuses familles. Bon nombre d’entre elles n’arrivent d’ailleurs pas à se procurer la quantité de bois suffisante pour alimenter le feu pendant les trois heures que dure la crémation et sont donc obligées de rejeter des parties entières du corps du défunt dans le Gange. A Varanasi, c’est la caste des yadaws qui tient le commerce du bois, en accord avec les doms. Le pays consomme ainsi plus de 50 millions d’arbres tous les ans. Ces crémations ne s’arrêtent jamais, jour et nuit, on estime environ 200 à 300 crémations par jour.
Certains essayent de faire une commerce parallèle en proposant aux touristes d’obtenir une autorisation des familles pour prendre des photos en contre-partie de quelques centaines de roupies. Curieux commerce.
Dans un premier temps en approchant ce lieu on me prévient peu avant l’endroit « pas de photos ici…pour respecter le deuil des familles… » puis une fois sur le site d’autres viennent à ma rencontre pour me proposer de payer une autorisation de photographier. Devant cette incohérence, j’ai préféré ranger mon appareil et regarder de mes propres yeux.
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2 Comments
Merci pour ce très intéressant photo-reportage sur l’autre rive de l’Irrawaddy !
Atemporelle, intemporelle Bénares ! Jamais une ville ne m’aura autant bouleversée ! J’aime ton propos : « une interrogation existentielle sans fin et sans réponse ».
Atemporelle, intemporelle Bénares ! Jamais une ville ne m’aura autant bouleversée. J’aime tes photos et ton propos « une interrogation existentielle sans fin et sans réponse »